La Liberté

«Le 14 juin doit durer dans le temps»

Christiane Brunner revient sur la première grève des femmes et propose une voie pour avancer

Fanny Scuderia

Publié le 11.06.2021

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Engagement » Pour obtenir une égalité concrète entre femmes et hommes, Christiane Brunner propose de lancer une initiative populaire. Figure du mouvement des droits des femmes, syndicaliste et politicienne socialiste, la Genevoise, une des instigatrices de la première grève des femmes en 1991, revient sur ce combat.

En 2019 comme en 1991, des milliers de femmes sont descendues dans la rue pour exiger la mise en œuvre concrète de la loi sur l’égalité, adoptée en 1981. Cela n’a-t-il servi à rien, puisque en 2021, l’égalité salariale n’est toujours pas acquise? En comprenez-vous les raisons?

Christiane Brunner: Je ne peux pas l’expliquer. De nombreuses discriminations découlent de l’inégalité salariale. Je crois qu’il faudra passer par une initiative populaire pour l’obtenir: elle devra décrire concrètement les mesures à mettre en place, créer une obligation et des moyens de contrôle. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que le peuple est mûr pour une telle initiative.

A cinq jours de l’anniversaire de la grève des femmes, le Conseil national a voté mercredi le relèvement à 65 ans de l’âge de la retraite des femmes.

Je trouve ça scandaleux. Nous n’avons pas vu de progrès en matière d’égalité et nous n’avons pas de réel programme pour l’obtenir. Pourquoi l’égalité doit-elle se faire au détriment des femmes? Je ne suis pas certaine que le peuple l’accepte.

En 2021, les femmes ont-elles encore besoin de faire la grève?

Oui: cette date du 14 juin ne doit pas perdre en efficacité. C’est beau que ces mouvements durent dans le temps. Mais on devrait à mon avis utiliser cet instrument de manière plus ciblée.

Quel est votre regard sur les mouvements d’aujourd’hui, qui lient plusieurs luttes comme le féminisme, l’écologie ou l’antiracisme?

Je suis ces nouveaux mouvements avec beaucoup d’enthousiasme. Je pense que cela les renforce, mais peut aussi les éparpiller. Il est plus facile de rendre accessible une lutte en se focalisant sur des éléments concrets. Je n’ai rien contre les grands manifestes, mais je pense que, dans ces cas-là, il est plus difficile d’attirer des femmes qui ne sont pas déjà convaincues.

Vous avez été l’instigatrice de cette grève en 1991.

Je ne savais pas exactement ce que cela allait donner. A l’époque, on n’avait pas internet ni le smartphone. Je n’étais pas tellement sûre de moi. J’avais tout entrepris au mieux, mais est-ce que les femmes répondraient à l’appel? C’était mystérieux. Donc le 14 juin 1991, j’étais très surprise d’avoir pu réunir autant de femmes autour de cet événement. Et de toutes les régions. Le 14 juin m’évoque toujours une émotion particulière.

Comment fait-on pour mobiliser autant de femmes?

Je suis beaucoup allée en Suisse alémanique pour présenter le projet de grève. Il y avait passablement de réticences, en Suisse romande aussi. Ensuite, on a énormément communiqué pour que le plus de femmes possible se sentent incluses, peu importe le métier exercé, ou qu’elles soient femmes au foyer. Aujourd’hui, avec la technique et les réseaux sociaux, cela va plus vite. Et grâce à cela, de nouveaux champs d’action s’ouvrent.

Contre quoi avez-vous dû vous battre?

Il me fallait l’appui des infrastructures syndicales pour qu’elles mettent des moyens à disposition. Christiane Brunner, toute seule à Genève, elle ne faisait pas grand-chose. Il a donc fallu les convaincre, c’était un processus moyennement long. Certains militants étaient contre la grève, car «on ne faisait pas la grève en Suisse». Pour d’autres c’était simplement un mot tabou. Et selon certains, la grève des femmes ne correspondait pas à ce qu’était une grève. A gauche, on disait qu’on «galvaudait» le symbole. J’ai eu à lutter à ma gauche et à ma droite, mais pas avec les femmes! J’avais leur soutien.

Vous avez été confrontée à des remarques sexistes, avant la grève des femmes ou alors en 1993, lorsque l’élection au Conseil fédéral vous est refusée. Comment les avez-vous vécues?

Elles étaient l’apanage des hommes. Comme l’appui des femmes était fort, cela ne me faisait pas tellement de soucis, mais elles étaient violentes. Il n’y avait pas de grand mouvement, comme #Metoo aujourd’hui. On agissait sans guère de soutien, à part l’appui des femmes.

Avez-vous obtenu des relais politiques?

La grande victoire a été que l’Union syndicale suisse participe à la grève des femmes! L’idée avait été fortement soutenue lors du vote au congrès. Au début, cela n’allait pourtant pas de soi: il faut du temps pour faire passer les messages.

Comment s’est construit votre engagement politique?

Loin du foyer familial. Je vivais au début avec ma mère, qui avait un message plutôt UDC. Mon père était mort. Pour ma mère, travailler avec des syndicats, c’était une idée terrible. Et après, je suis devenue syndicaliste… Mais elle votait quand même pour moi, et toute son église avec! (Elle rit) C’était terrible, j’étais le diable en personne. Mais je restais la fille de ma maman.

Quels milieux politiques fréquentiez-vous?

Les assemblées féministes. Mon engagement s’est construit sur le tas. A un certain moment, je me suis dit que cela ne suffisait plus. Nous parlions entre nous et nous étions toutes d’accord. J’ai souhaité m’impliquer ailleurs: c’est là que je suis entrée au Parti socialiste. Il faut sortir de son cercle, ne serait-ce que pour passer le message. Je suis entrée au PS en me disant que c’était le seul parti où j’allais pouvoir faire quelque chose pour la cause des femmes.

Et vous avez été élue au Grand Conseil.

Je ne m’y attendais pas! J’y suis entrée avec notamment Micheline Calmy-Rey. Mais dans les parlements, on pouvait se sentir isolée en tant que femme. Nous étions peu. Voir les résultats des dernières élections m’a fait un bien fou! C’était incroyable de voir toutes ces femmes élues, et pas seulement à gauche! C’était un grand moment de satisfaction. ATS

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